dimanche 9 décembre 2007

Essai 5

Laissons les mots

Je me souviens qu’un jour j’aurai tout oublié. Je me souviens que ce jour-là, j’aurai décidé de tout oublier. Je ne me souviens pas exactement
de la raison qui m’y aura poussé mais—et cela, je m’en souviens clairement—je sais qu’elle m’aura poussé si fort ou si longtemps qu’en fait, je n’aurai pas résisté.
Pourtant je me rappelle cette époque où chaque occasion était pour moi prétexte à revenir à ces instants que l’on garde comme de vieux livres pour les soirs de disette. Je me souviens par exemple de l’un d’entre eux, sur l’étagère disons… de l’enfance triste. Je me souviens que celui-là, tel un majordome anglais en retrait de la table, accourait au premier tintement de clochette ; que dis-je, accourait, prévenait, même, mes moindres souvenirs, sur le rayon de l’enfance triste.
Je me souviens de cet état [que j’aurai donc décidé d’oublier un jour]. Je m’en souviens : c’est du passé. Décider d’oublier : c’est du présent. À présent, je m’en souviens, j’étais pourtant bien dans l’instant ce jour-là. Enfin… bien… J’étais mal, je m’en souviens, dans cette cour de mon école, seul au milieu des autres, enfant isolé au milieu des enfants qui jouent. Quelle pire solitude ? Quelle belle fondation pour construire encore et toujours ma maison de l’enfance triste !
J’étais triste, donc. Non ! Pire, je m’en souviens : désespéré ! Envahi de désespoir. Aaaah ! Mais assez !
Je me souviens, disais-je, que j’oublierai tout cela.

Emmaüs, après tout, accepte aussi ces livres-là. Pas besoin de leur dire qu’ils ont déjà vécu, servi, trahi même, nos vies, en nous portant à croire qu’il était bon pour nous de les relire, encore et encore… Je me souviens aussi que… mais à quoi bon.

Je me souviens donc, c’est clair, c’est évident, que, dans peu de temps, eu égard au temps déjà passé, j’oublierai tout de ces états de vie qu’à trop solliciter l’on rend morbides, l’on empêche de mourir, préférant dépérir à leur place. Je me souviens aussi que, pareil à des fantômes las de flotter entre l’ex et le là, entre passé et rien, ils ne demandent qu’une chose : le repos éternel.

Oui… oui, je me souviens… Je me souviens de toi et de toi et de toi. Je me souviens de vous et de vous et de vous. Je me souviens de moi avec toi, avec vous. Je me souviens d’elles, je me souviens d’eux. Je me souviens encore… Mais… non ! je ne me souviens plus.

Voilà, le temps est là, il vient, je le sais je le sens, où c’est bien au présent que je me souviendrai bientôt facilement, allégrement et sans aucune retenue de mes joies du jour.
Je n’aurai plus alors d’autre souvenir.
Laissons les mots enterrer les morts.

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