dimanche 9 décembre 2007

Essai 6

Dans ma rue


Rue Léon Bonnard – Constantine – 1958-1962

Dans ma rue, la vie fourmille entre zéro et cent. Je parle en centimètres du haut de mes sept ans.
Zéro. C’est la hauteur sur le gravier des boîtes de tabac à priser. Du bon ! Du Benchicou de Constantine. Des boîtes bien écrasées, qui partent droit quand on shoote dedans.
Soixante-dix. C’est la hauteur des hommes après repas, dans le soleil brut du début d’après-midi. Accroupis, en ligne, dans l’ombre rare d’un bas de mur, ils achètent pour quelques centimes un petit verre de café au vendeur qui en porte un plein plateau. Puis ils retourneront ensacher le blé de la coopérative, dans les poussières en suspension.
Trente. Mais là, respect ! C’est de mètres que je parle. Ceux qui me séparent de la Chevrolet Impala du Bachaga descendu des hauts plateaux pour mégoter à mon père un meilleur prix sur ses milliers de quintaux de blé dur. Pour le corrompre : trois poules faméliques et quelques œufs dans le fond d’un panier… Éternel paysan, sous tous les continents.
Dans ma rue, enfin, qui se termine près d’un pont, chaque matin en partant à l’école, je dois changer de trottoir, pour m’éloigner, peu rassuré, de ce clochard fou qui abrutit sa vie et affole la mienne dans l’alcool à brûler.
Dans ma rue, la nuit, j’entends crier le fou, caché dans les gorges noires du Rumel. On l’appelle Alaoua, car il crie Alaoua et ses cris nous angoissent, jusqu’à renaître un jour, bien plus tard à ma conscience d’homme : ses cris, c’était Allah Ouakbar, rue Léon Bonnard.


Rue de l’église – Caumont-sur-Durance – 1963-1964

Quelles raisons avais-je de sortir dans ma rue ? Une rue provençale qui grimpe vers l’église ; en haut, dans l’axe, plantée comme une évidence. De cette laide villa où la vie nous a conduits, jusqu’à la bâtisse religieuse, la rue grimpe en pente douce, sur cent cinquante mètres d’où vont partir, un an durant, toutes les aventures de mes douze ans.
Laide et froide, je la quitte facilement, la maison, mon ballon de cuir à la main, dont j’entends encore le bruit du rebond sur le mur ? Échappant sans problème au manque d’attraction de cette pseudo-villa, je ne vois pas je guette en premier lieu, de l’autre côté de la rue, la grille de ‘Ma Carme, vieille fille barbue mais seule propriétaire, dans ma rue, d’un poste de télévision. Pourquoi nul bruit dans la rue de l’Église ?
Puis mon regard remonte vers cette église, sous les piaillements d’hirondelles qu’une nostalgie hargneuse veut introduire ici pour y mettre du son.
En haut à gauche, le jujubier, dans le jardin des Domergue ; et mon oreille écoute s’il en sort quelque bruit du moteur d’une 403 camionnette qui pourrait—ô Dieu magique, fais un geste pour en enfant qui s’ennuie—nous conduire dans les champs, briser la monotonie de nos après-midi.
Les jours fastes, dans ma rue, je retrouve les copains, fils d’Oranais—Chacon, ma parole—avec qui je partage des racines algériennes.
Alors, nous allons derrière la sacristie, dans le “local”, compter les centimes futurs qui naîtront de notre collecte de vieux papiers. Dans l’odeur humide et vieille, journaux et vieux missels… Notre richesse de scouts de campagne.
Dans ma rue, j’y repasse parfois, mais rien ne m’y retient.

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